mardi 9 mars 2021

Passeport sanitaire et désobéissance civile



Le "passeport vaccinal européen" est accepté par les 27 pays de l'Union. Il sera présenté le 17 mars par la Commission Européenne. Il sera numérique, doté d'un QR code et il nous permettra de nous déplacer "en sécurité" au sein de l'Union pour le travail ou le tourisme. Il permettra de rentrer dans les restaurants, les centres commerciaux, les salles de sport ou de spectacle, bref, de "revenir à une vie normale. Ce qui paraissait impossible hier est devenu possible aujourd'hui, par pragmatisme." 1 Autrichiens et Grecs y tenaient beaucoup. Le 25 février Sebastien Kurz, soutenu par Mitsotakis, (tous deux bien connus pour leur amour des libertés individuelles et leur sens démocratique!) déclarait "Nous avons besoin d'un passeport vert pour tous ceux qui sont vaccinés" .

Le passeport vert concernera tous les déplacements, tous les passages de frontière, quelque soit le mode de transport. Chaque pays pourra étendre à sa guise les usages du passeport aller à la plage, au restaurant... David Pujada approuve : "C'est vrai qu'on voit mal, une fois la logique adoptée, que cela ne s'étende pas à tous les secteurs de la vie d'avant..."

Pour respecter la liberté vaccinale, le passeport ne se limitera pas aux personnes vaccinées mais enregistrera les tests PCR négatifs, les cas des personnes immunisés. Le gouvernement français est plus prudent et déclare que rien ne pourra être obligatoire tant que le vaccin n'est pas totalement accessible, mais au printemps, le QR code devra être présenté à l'entrée d'un restaurant, d'un festival, d'un concert, afin de contrôler si un test PCR a bien été réalisé moins de 70 heures avant l'événement, si le porteur est vacciné.

La boite de Pandore est ouverte. Pandore, ouvrit la boite que lui avait offert Zeus d'où s'échappèrent la maladie, la guerre, la vieillesse, la misère, la bêtise, tous ces maux que subissent les hommes. Et les maux qui s'échapperont du passeport vaccinal sont nombreux. Il faut se souvenir que toute mesure sécuritaire s'est toujours prolongée au-delà du danger et que l'usage s'est toujours étendu bien au-delà des objectifs premiers. Il est donc bon d'extrapoler un peu et d'imaginer ce qui nous pend au nez si nous acceptons ce passeport vaccinal.

Qui pourra empêcher un Préfet d'interdire le passage d'un département à risque vers un département sécurisé ? Après avoir soumis l'entrée des restaurants à la présentation d'un QR code, qui empêchera que cela s'étende aux supermarchés, aux administrations, à l'école, aux clubs sportifs, aux réunions et manifestations politiques... ? Sans ce sésame arbitraire, la vie sociale peut être rendue impossible à ceux qui ne seraient pas "en règle". Ceux-là seront dans une situation pire que celle des lépreux du Moyen Âge, interdits de tout contact et munis d'une clochette ou d'une crécelle.

Les dangers de nos sociétés ne sont pas que sanitaires. Ils peuvent s'étendre au terrorisme, à la "fièvre jaune" des Gilets, aux grévistes "preneurs d'otages"... Les renseignements fournis par le QR code sont potentiellement illimités, l'imagination des dictateurs aussi. Pujada approuve que l'on puisse tracer les personnes contaminées pour prévenir les cas contacts. Pourquoi alors ne pas mettre dans le QR code nos numéros de téléphone, nos adresses mails, nos casiers judiciaires ? Pourquoi limiter les renseignements médicaux au seul Covid ? Et dans ce cas, il suffira d'interroger le serveur central pour tracer tous nos déplacements, connaître nos habitudes commerciales, nos loisirs, nos préférences sexuelles, nos opinions politiques, nos activités militantes... Quel gouvernement se privera d'un tel outil de contrôle s'il est soumis à un quelconque risque, y compris électoral ? On peut ajouter à ce tableau les risques de piratage : 80% des gens ont déjà utilisé des QR code avec leur smartphone, et sans aucun logiciel de sécurité. Avec le passeport santé, ce pourcentage va frôler les 100%. Les hackers vont se régaler, non seulement pour incorporer à notre QR personnel une URL malveillante, mais aussi pour pénétrer les systèmes informatiques d'État et vendre nos données personnelles. Dans un contexte de marchandisation globalisée, ce sera une mine d'or ! Adieu la démocratie, vive la démocrature !

Il n'y a qu'un moyen d'échapper à cela, c'est la désobéissance civile. Quiconque accepte d'être "encarté", doté d'un QR code personnel, accepte le risque de tels contrôles, mais aussi d'être pénalisé par les assureurs, d'être discriminé à l'embauche, pour la location d'un appartement, pour l'obtention d'un permis de conduire, l'ouverture d'un compte bancaire, etc. Il est temps de poser des limites si nous ne voulons pas rendre la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme définitivement et totalement obsolète.

Refuser le passeport ou le renvoyer aux services de l'État si on nous en a attribué un d'office à l'occasion d'un test, d'un vaccin, ou d'un contrôle médical serait une mesure de salubrité civique.

Nous avons accepté la carte d'identité biométrique, la carte vitale, la carte bancaire, la géolocalisation des téléphones. Jusqu'où irons-nous dans la soumission ? Le passeport vaccinal est l'ultime étape que nous risquons d'accepter après un an de matraquage médiatique faussant notre jugement, notre bon sens. La Covid a été instrumentalisée pour nous faire oublier tous les autres risques, pour nous faire taire, nous confiner. Après cette dernière mesure, nous serons bel et bien sous la coupe de n'importe quel Big Brother à venir. Privés de tous moyens d'échapper au système totalitaire, nous serons condamnés à attendre qu'il s'effondre tout seul, perspective peu réjouissante. Il ne sert plus à rien de réclamer, de protester, de contester. Il faut désobéir, objecter au passeport, en prenant tous les risques que déjà cela implique : être persona non grata dans quantité de lieux, ne plus pouvoir passer une frontière, être suspecté de propager l'épidémie, considéré comme un délinquant, voire comme un terroriste, un "séparatiste", un antirépublicain. Le risque est encore mineur, demain il pourrait bien être létal...




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samedi 30 janvier 2021

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mercredi 28 octobre 2020

L’islamo-gauchisme - héritier du judéo-bolchevisme ?



De : <spinoza.spinoza@net-c.com>Date: mer. 28 oct. 2020 à 09:35

 
L'islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie

TRIBUNE. Pour le chercheur en science politique Samuel Hayat, le concept d'islamo-gauchisme est « un épouvantail créé pour unir ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulmans, s'opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales ».

Par Samuel Hayat (Chercheur en science politique)

Publié le 27 octobre 2020
 

Alors que l'assassinat de Samuel Paty créait l'effroi dans toute la population, donnant lieu à de multiples prises de position et cérémonies officielles, des personnalités et courants politiques de droite en profitaient pour faire avancer leurs projets et leurs intérêts. Au sein du champ politique, ce fut l'occasion pour certain·es, comme le ministre de l'Intérieur, de se distinguer par des commentaires particulièrement outranciers. Il se préservait ainsi un espace à la droite du macronisme, en campagne contre le « séparatisme » – un thème jusque-là porté par la droite la plus nationaliste.

Pour les intellectuel·les et les publicistes réactionnaires, l'occasion était trop belle de ressortir leurs vieux arguments islamophobes, qui constituent leur fonds de commerce et leur assurent de faire à chaque attentat un bon coup, tant en termes de visibilité médiatique qu'en termes de vente de leurs livres et magazines. Mais ces personnes n'ont pas seulement besoin, pour exister, de se voir adoubées par les journalistes et présentateurs télé. Il leur faut aussi conquérir des positions contre les intellectuel·les qui ne partagent pas leurs vues, en les attaquant avec d'autant plus de virulence dans les médias qu'elles ont généralement peu de reconnaissance dans les autres arènes, et notamment dans le champ universitaire. Et pour cela, elles ont construit un outil rhétorique efficace, empruntant à la fois à la longue histoire des polémistes d'extrême-droite et à l'islamophobie ambiante : l'accusation d'islamo-gauchisme.


Les fortunes d'un nouvel -isme

Ce mot n'est pas un produit de la situation : il a été inventé par des intellectuel·les réactionnaires dans les années 2000, Pierre-André Taguieff en tête, pour qualifier péjorativement une partie du mouvement altermondialiste et antiraciste. Le terme a initialement une certaine cohérence : il vise à mettre en lumière des alliances supposées entre des personnalités et des groupes revendiquant leur identité musulmane et une partie de l'extrême-gauche.

De tels rapprochements ont pu avoir lieu, marginalement, dans le cadre de mouvements se voulant internationaux et inclusifs, en particulier au moment de la guerre en Irak qui a redonné temporairement de la vigueur à l'anti-impérialisme. Il faut se rappeler que le Forum social mondial, par exemple, réunissait alors non seulement des syndicats et des partis, mais aussi des milliers d'associations, y compris religieuses, et que les mouvements chrétiens y occupaient une place centrale, sans que cela ne choque grand-monde. Mais toute la magie linguistique des réactionnaires est de transformer ces alliances de circonstance en un tout cohérent, voire un projet politique, en utilisant un petit suffixe présent dans toutes les langues européennes : –isme.

Issu du grec ancien -ismos puis du latin -ismus, le suffixe –isme sert à indiquer une cohérence et une systématicité, permettant de transformer des mots ou des noms propres en des principes unificateurs. Le cube devient le cubisme, Marx le marxisme, la défaite le défaitisme… Cela fait des mots en -ismes d'excellents outils de groupement et de classement, que ce soit en matière philosophique, esthétique, scientifique, religieuse ou politique, permettant de résumer, en un mot, une doctrine complexe dans laquelle il sera possible de se reconnaître, et de se distinguer.

De là la très grande importance de ces -ismes dans l'histoire des idées politiques : libéralisme, conservatisme, socialisme, toutes les idéologies sont désignées par des -ismes… Mais justement parce que l'utilisation du -isme suggère une systématicité, il est facile d'utiliser ce suffixe pour venir disqualifier une attitude consistant à pousser un principe trop loin ou de le défendre de manière trop rigide. C'est comme ça qu'est inventé le mot gauchisme : Lénine utilise l'adjectif levizny (gauchiste) pour désigner l'attitude de certains communistes occidentaux refusant de participer aux élections ou aux syndicats par pureté révolutionnaire. Ce n'est pas le fait d'être de gauche (levi) qu'il critique, mais bien de l'être de manière qu'il juge excessive.


La force des concepts faibles

Le terme d'islamo-gauchisme permet alors aux personnes qui l'utilisent d'amalgamer en un tout cohérent une série d'attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l'ambiguïté que cet amalgame autorise. Islamo- renvoie à islamisme, mais aussi à islam, les deux termes entretenant déjà eux-mêmes une relation ambiguë. En effet, le concept « d'islamisme » désigne à la fois une idéologie politico-religieuse cohérente issue du wahhabisme, la défense beaucoup plus floue d'une utilisation dite « politique » de l'islam (selon une conception de la séparation entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel spécifique à l'occident chrétien, qui n'est jamais interrogée, et qui n'a d'ailleurs jamais empêché les chrétien·nes de toutes tendances d'agir en tant que tel·les dans la Cité) et, de manière encore plus vague, un usage supposé excessif de la religion musulmane.

Le terme « gauchisme » peut lui aussi renvoyer à une doctrine particulière née d'une critique interne à l'extrême-gauche dans les années 1968 ou bien, comme chez Lénine, désigner une attitude jugée excessivement à gauche. La combinaison de ces deux termes connaît une incertitude similaire : qualifiant initialement (et déjà de manière indue) une stratégie politique, menée par des groupes identifiables, elle en vient progressivement à stigmatiser une attitude, celle d'une supposée complaisance avec l'islamisme (ou avec l'islam), caractérisée par le refus de voir dans l'islamisme (ou dans l'islam) la menace centrale pesant sur les sociétés occidentales, voire par le simple fait de s'opposer au racisme spécifique que subissent aujourd'hui les musulman.es, l'islamophobie.

De Pierre-André Taguieff, on passe à Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Education nationale, dénonçant par ce terme dans le « Journal du Dimanche » du 25 octobre à la fois « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles » qui « converge avec les intérêts des islamistes », Edwy Plenel qui « déploie méthodiquement une stratégie de conquête des esprits », La France Insoumise qui cherche « chez les musulmans un substitut à leurs électeurs perdus » et Jean-Luc Mélenchon, coupable de « trahison » parce qu'il a participé à une marche contre l'islamophobie.

Il serait facile, confronté à cette bouillie, de répondre par le mépris, non seulement pour le manque d'exigence intellectuelle du ministre, mais aussi pour le terme même d'islamo-gauchisme, dont cette interview montre la vacuité. Mais ce serait se tromper : c'est justement parce que ce terme ne cesse de perdre en précision qu'il gagne en efficacité. La force du terme, et ce qui justifie son usage par les réactionnaires, est qu'il permet de jouer sur les multiples ambiguïtés du mot, et d'amalgamer des universitaires spécialistes de l'islam ou des questions raciales n'ayant souvent aucun lien avec l'extrême-gauche, des intellectuel.les, engagé.es ou non, ne travaillant pas du tout sur ces questions mais par exemple sur le féminisme, mais aussi des syndicats, des journaux, des associations luttant contre l'islamophobie, et de lier tout cela, sans le moindre début de preuve, au projet mortifère porté par les groupes djihadistes ou takfiristes inspirant des attentats et assassinats comme celui de Samuel Paty.

Parler d'islamo-gauchisme à l'université permet alors de faire d'une pierre trois coups. D'abord, c'est jouer sur l'islamophobie ambiante pour amener les personnes les plus sensibles à ce discours à s'opposer à la gauche, et en particulier aux universitaires critiques. Deuxièmement, cela permet de donner des armes aux personnes de droite qui veulent avant tout attaquer la gauche universitaire. Enfin, cela apporte de l'eau au moulin des personnes qui, de manière plus générale, sont contre l'université et participent à sa destruction, comme le ministre Blanquer, en présentant les chercheurs en sciences sociales comme des traîtres à la science, utilisant leur position pour défendre à la fois le gauchisme et l'islamisme.


Islamo-gauchisme et judéo-bolchévisme, même structure, même combat ?

La dénonciation d'islamo-gauchisme active ainsi la perméabilité entre islamophobie, opposition à la gauche et anti-intellectualisme, trois éléments que partagent la plupart des plumes réactionnaires. Il permet de réunir autour d'un même combat des personnes venant plutôt de la gauche antireligieuse, d'autres venus de la droite et de l'extrême droite, d'autres en lutte contre les sciences sociales. C'est là son danger principal, comme le montre la fortune historique d'un autre mot, celui de judéo-bolchévisme, composé de la même manière qu'« islamo-gauchisme ».

Le judéo-bolchévisme est initialement, au début du XXe siècle, une accusation faite aux partis communistes d'être contrôlés secrètement par des Juif·ves, dont le plan secret serait la déstabilisation de l'Occident et la domination mondiale. Certes, c'est une accusation antisémite, mais elle n'est pas seulement antisémite : elle permet surtout, en Russie, aux tsaristes, puis aux armées blanches contre-révolutionnaires à partir de 1917, d'utiliser le climat antisémite très répandu alors pour mobiliser contre le parti bolchévique, puis contre l'armée rouge. Ce mythe du judéo-bolchévisme amène les antisémites à devenir anticommunistes, et parallèlement rend les résistances antibolchéviques perméables aux idées antisémites, d'où des pogroms faisant des dizaines de milliers de morts parmi les Juif·ves russes là où les armées blanches triomphent. Et l'histoire ne s'arrête pas là : invention du pouvoir tsariste pour unir antisémites et anticommunistes, le mythe du judéo-bolchévisme quitte ensuite la Russie pour venir nourrir, dans les années 1920 et 1930, les mouvements d'extrême-droite européens, nazisme en tête. Ces mouvements unissent alors antisémites et anticommunistes dans une même alliance haineuse, aux conséquences catastrophiques.

Cette comparaison montre que l'accusation d'islamo-gauchisme n'a rien d'anodine. Elle est dangereuse. Il ne suffit pas de faire valoir l'évidence, que cette idéologie n'existe pas, à l'université ni ailleurs, car c'est plus insidieusement un épouvantail créé pour permettre l'union de ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulman·es, s'opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales, sous la houlette de politiciens et de publicistes réactionnaires. Mais il y a une autre leçon à cette comparaison : pour construire le mythe du judéo-bolchévisme, les réactionnaires russes faisaient valoir la présence massive de Juif·ves au sein du mouvement communiste.

Il faut le dire : c'est vrai, et c'est l'honneur du communisme que d'avoir accueilli en son sein des prolétaires de toutes origines, même et surtout les Juif·ves, qui subissaient alors en Europe et aux Etats-Unis non seulement l'exploitation capitaliste, comme tous les travailleurs, mais aussi un racisme systémique, parfois légalement organisé, comme en Russie. Il y avait de nombreux Juif·ves dans le parti bolchévique, car on y luttait contre toutes les oppressions, et les Juif·ves pouvaient y militer en tant que Juif·ves, comme en témoigne l'histoire de l'Union générale des travailleurs juifs (le Bund), qui existait en tant qu'organisation juive au sein du parti communiste russe. Parler de judéo-bolchévisme était évidemment paranoïaque, mais cela pouvait au moins s'appuyer sur une réalité, celle de l'inclusion des Juif·ves dans le mouvement communiste.

Peut-on en dire autant à propos de l'islamo-gauchisme ? On peut en douter. Les réactionnaires ne visent pas d'abord, avec ce terme, des musulman·es au sein des partis de gauche ou des départements de sciences sociales, mais des non-musulman·es qui seraient complices, volontairement ou non, des islamistes. Il y a une raison à cela : si l'accusation d'islamo-gauchisme ne vise pas les musulman·es, c'est qu'ils et elles sont anormalement sous-représenté·es dans les partis, y compris d'extrême-gauche, et dans les universités, y compris les départements de sciences sociales, du fait de la discrimination qui les frappe dans toute la société.

L'accusation d'islamo-gauchisme est d'autant plus délirante qu'à la différence du communisme du siècle dernier, les universités et les partis politiques français sont largement fermés aux minorités racisées, musulmanes ou non. Elle agit alors comme un révélateur de la gravité du racisme systémique en France, tellement ancré que même les accusations paranoïaques d'islamo-gauchisme ne sauraient trouver le moindre élément réel pour les étayer. La lutte contre les projets réactionnaires suppose alors non seulement de s'opposer pied à pied à toutes celles et tous ceux qui essaient de promouvoir cette étiquette intrinsèquement islamophobe, droitarde et anti-intellectuelle, mais aussi de se battre pour une université et une gauche réellement inclusives, ouvertes à tous·tes et en particulier aux dominé·es, parmi lesquel·les figurent aujourd'hui les musulman·es de France.


Samuel Hayat, bio express

Chercheur en science politique au CNRS, Samuel Hayat vient de publier, avec Julien Weisbein, « Introduction à la sociohistoire des idées politiques » (De Boeck, 2020).

"Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre."

"I have striven not to laugh at human actions, not to weep at them, nor to hate them, but to understand them."

mardi 26 mars 2019

Les échos logiques et déraisonnables de Benoist Magnat, trimestriel printemps 2019



Voici un ensemble de reflexions au sujet du mouvement des gilets jaunes sélectionnées par "Les échos logiques et déraisonnables" (merci André P.) qui m'a paru interressant,
Pierre.

Edito

Les gilets jaunes vu par cinq intellectuels : Frédéric Lordon, Michel Onfray, Dominique Méda, Daniel Mermet et Michelis Lianos

Pour mon compte, j'en fais partie des gilets jaunes et je ne déblatérais pas sur "nous". Je dirai seulement dans un langage châtié que je vomi  (sans haine) Macron et toute sa bande qui vend la France aux banques, aux multinationales et aux plus riches, qui détruit tous nos acquis sociaux et qui nous vend (comme le pays) comme esclaves ou comme "rien" à ceux cités plus haut. Je vois avec peur la dictature en Marche et je ne crie qu'une chose "Macron démission".et  que vive une démocratie directe…

Benoist Magnat

 

RÉPONSE INTÉGRALE DE FRÉDÉRIC LORDON à l'invitation de Macron à des intellectuels pour débattre avec lui.

"Cher Monsieur Macron,
Vous comprendrez que si c'est pour venir faire tapisserie le petit doigt en l'air au milieu des pitres façon BHL, Enthoven, ou des intellectuels de cour comme Patrick Boucheron, je préférerais avoir piscine ou même dîner avec François Hollande. Au moins votre invitation ajoute-t-elle un élément supplémentaire pour documenter votre conception du débat. Savez-vous qu'à part les éditorialistes qui vous servent de laquais et répètent en boucle que la-démocratie-c'est-le-débat, votre grand débat à vous, personne n'y croit ? Vous-même n'y croyez pas davantage. Dans une confidence récente à des journalistes, qui aurait gagné à recevoir plus de publicité, vous avez dit ceci : « Je ressoude, et dès que c'est consolidé je réattaque ». C'est très frais. Vous ressoudez et vous réattaquez. C'est parfait, nous savons à quoi nous en tenir, nous aussi viendrons avec le chalumeau.
En réalité, sur la manière dont vous utilisez le langage pour «débattre» comme vous dites, nous sommes assez au clair depuis longtemps. C'est une manière particulière, dont on se souviendra, parce qu'elle aura fait entrer dans la réalité ce qu'un roman d'Orwell bien connu avait anticipé il y a 70 ans très exactement – au moins, après la grande réussite de votre itinérance mémorielle, on ne pourra pas dire que vous n'avez pas le sens des dates anniversaires. C'est une manière particulière d'user du langage en effet parce qu'elle n'est plus de l'ordre du simple mensonge.
Bien sûr, dans vos institutions, on continue de mentir, grossièrement, éhontément. Vos procureurs mentent, votre police ment, vos experts médicaux de service mentent – ce que vous avez tenté de faire à la mémoire d'Adama Traoré par experts interposés, par exemple, c'est immonde. Mais, serais-je presque tenté de dire, c'est du mensonge tristement ordinaire.
Vous et vos sbires ministériels venus de la start-up nation, c'est autre chose : vous détruisez le langage. Quand Mme Buzyn dit qu'elle supprime des lits pour améliorer la qualité des soins ; quand Mme Pénicaud dit que le démantèlement du code du travail étend les garanties des salariés ; quand Mme Vidal explique l'augmentation des droits d'inscription pour les étudiants étrangers par un souci d'équité financière ; quand vous-même présentez la loi sur la fake news comme un progrès de la liberté de la presse, la loi anti-casseur comme une protection du droit de manifester, ou quand vous nous expliquez que la suppression de l'ISF s'inscrit dans une politique de justice sociale, vous voyez bien qu'on est dans autre chose – autre chose que le simple mensonge. On est dans la destruction du langage et du sens même des mots.
Si des gens vous disent « Je ne peux faire qu'un repas tous les deux jours » et que vous leur répondez « Je suis content que vous ayez bien mangé », d'abord la discussion va vite devenir difficile, ensuite, forcément, parmi les affamés, il y en a qui vont se mettre en colère. De tous les arguments qui justifient amplement la rage qui s'est emparée du pays, il y a donc celui-ci qui, je crois, pèse également, à côté des 30 ans de violences sociales et des 3 mois de violences policières à vous faire payer: il y a que, face à des gens comme vous, qui détruisent à ce point le sens des mots – donc, pensez-y, la possibilité même de discuter –, la seule solution restante, j'en suis bien désolé, c'est de vous chasser.
Il y a peu encore, vous avez déclaré : « Répression, violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit ». Mais M. Macron, vous êtes irréparable. Comment dire : dans un Etat de droit, ce ne sont pas ces mots, ce sont ces choses qui sont inacceptables. À une morte, 22 éborgnés et 5 mains arrachées, vous vous repoudrez la perruque et vous nous dites : « Je n'aime pas le terme répression, parce qu'il ne correspond pas à la réalité ». La question – mais quasi-psychiatrique – qui s'en suit, c'est de savoir dans quelle réalité au juste vous demeurez.
Des éléments de réponse nous sont donnés par un article publié il y a de ça quelques jours par le Gorafi sous le titre : « Le comité de médecine du ministère de l'intérieur confirme que le LBD est bon pour la santé ». On peut y lire ceci : « Christophe Castaner s'est réjoui des résultats des tests du comité de médecins et a aussitôt signé une ordonnance qualifiant de rébellion et outrage à agent toute personne qui mettrait en cause la fiabilité de cette étude ». M. Macron, voyez-vous la minceur de l'écart qui vous tient encore séparé du Gorafi ? Vous êtes la gorafisation du monde en personne. Sauf que, normalement, le Gorafi, c'est pour rire. En réalité, personne ne veut vivre dans un monde gorafisé. Si donc le macronisme est un gorafisme mais pour de vrai, vous comprendrez qu'il va nous falloir ajuster nos moyens en conséquence. Et s'il est impossible de vous ramener à la raison, il faudra bien vous ramener à la maison.
Tous les glapissements éditorialistes du pays sur votre légitimité électorale ne pourront rien contre cette exigence élémentaire, et somme toute logique. En vérité, légitime, vous ne l'avez jamais été. Votre score électoral réel, c'est 10%. 10% c'est votre score de premier tour corrigé du taux d'abstention et surtout du vote utile puisque nous savons que près de la moitié de vos électeurs de premier tour ont voté non par adhésion à vos idées mais parce qu'on les avait suffisamment apeurés pour qu'ils choisissent l'option « ceinture et bretelles ».
Mais quand bien même on vous accorderait cette fable de la légitimité électorale, il n'en reste plus rien au moment où vous avez fait du peuple un ennemi de l'État, peut-être même un ennemi personnel, en tout cas au moment où vous lui faites la guerre – avec des armes de guerre, et des blessures de guerre. Mesurez-vous à quel point vous êtes en train de vous couvrir de honte internationale ? Le Guardian, le New-York Times, et jusqu'au Financial Times, le Conseil de l'Europe, Amnesty International, l'ONU, tous sont effarés de votre violence. Même Erdogan et Salvini ont pu s'offrir ce plaisir de gourmets de vous faire la leçon en matière de démocratie et de modération, c'est dire jusqu'où vous êtes tombé.
Mais de l'international, il n'arrive pas que des motifs de honte pour vous : également des motifs d'espoir pour nous. Les Algériens sont en train de nous montrer comment on se débarrasse d'un pouvoir illégitime. C'est un très beau spectacle, aussi admirable que celui des Gilets Jaunes. Une pancarte, dont je ne sais si elle est algérienne ou française et ça n'a aucune importance, écrit ceci : « Macron soutient Boutef ; les Algériens soutiennent les Gilets Jaunes ; solidarité internationale ». Et c'est exactement ça : solidarité internationale ; Boutef bientôt dégagé, Macron à dégager bientôt.
Dans le film de Perret et Ruffin, un monsieur qui a normalement plus l'âge des mots croisés que celui de l'émeute – mais on a l'âge de sa vitalité bien davantage que celui de son état civil –, un monsieur à casquette, donc, suggère qu'on monte des plaques de fer de 2 mètres par 3 sur des tracteurs ou des bulls, et que ce soit nous qui poussions les flics plutôt que l'inverse. C'est une idée. Un autre dit qu'il s'est mis à lire la Constitution à 46 ans alors qu'il n'avait jamais tenu un livre de sa vie. M. Macron je vous vois d'ici vous précipiter pour nous dire que voilà c'est ça qu'il faut faire, lisez la Constitution et oubliez bien vite ces sottes histoires de plaques de fer. Savez-vous qu'en réalité ce sont deux activités très complémentaires. Pour être tout à fait juste, il faudrait même dire que l'une ne va pas sans l'autre : pas de Constitution avant d'avoir passé le bull.
C'est ce que les Gilets Jaunes ont très bien compris, et c'est pourquoi ils sont en position de faire l'histoire. D'une certaine manière M. Macron, vous ne cessez de les y inviter. En embastillant un jeune homme qui joue du tambour, en laissant votre police écraser à coups de botte les lunettes d'un interpellé, ou violenter des Gilets Jaunes en fauteuil roulant – en fauteuil roulant ! –, vous fabriquez des images pour l'histoire, et vous appelez vous-même le grand vent de l'histoire.
Vous et vos semblables, qui vous en croyez la pointe avancée, il se pourrait que vous finissiez balayés par elle. C'est ainsi en effet que finissent les démolisseurs en général. Or c'est ce que vous êtes : des démolisseurs. Vous détruisez le travail, vous détruisez les territoires, vous détruisez les vies, et vous détruisez la planète. Si vous, vous n'avez plus aucune légitimité, le peuple, lui, a entièrement celle de résister à sa propre démolition – craignez même que dans l'élan de sa fureur il ne lui vienne le désir de démolir ses démolisseurs.
Comme en arriver là n'est souhaitable pour personne, il reste une solution simple, logique, et qui préserve l'intégrité de tous : M. Macron, il faut partir. M. Macron, rendez les clés.

 

OOOOOOOOOOOOOOOOOOO

 

Michel Onfray: "Le système ne se laissera pas confisquer le pouvoir qu'il a réussi à voler au peuple"

01 février 2019    19:24

"Le populisme est", selon Michel Onfray, "la réponse des victimes malheureuses de la mondialisation dite 'heureuse' par les prétendus progressistes."

Le philosophe dénonce "la violence libérale" et l'écologie des "bobos urbains". La colère populaire est légitime mais le "système" ne rendra pas le pouvoir au peuple.

À l'heure où la France n'en finit plus de tenter de s'extraire de la crise des Gilets jaunes qui cristallise un profond mécontentement social, c'est un Michel Onfray combatif et particulièrement mordant qui monte au créneau pour dénoncer "la violence libérale" et l'écologie "des bobos urbains". Prenant la défense d'une colère populaire, selon lui, légitime, le philosophe normand, passé maître dans l'art de la polémique, stigmatise la confiscation du pouvoir par un système qui l'a volé au peuple.

Interview
par Simon Brunfaut

Comment définissez-vous le mouvement des gilets jaunes?

C'est le retour du refoulé de la violence libérale que l'État maastrichien impose aux populations les plus fragiles depuis le Traité de 1992. Ajoutons à cela le mépris de la parole populaire exprimée lors du référendum de 2005 car les acteurs de la démocratie représentative se sont empressés de jeter cette parole souveraine aux orties avec le Traité de Lisbonne de 2008.

Ce mouvement demande de la démocratie directe contre la confiscation du pouvoir par le dispositif qui se dit représentatif. Il demande également du pouvoir d'achat afin de faire face à la cherté de la vie organisée par le capital. Il souhaite aussi de la dignité car on l'en prive depuis plus d'un quart de siècle. Il veut ce que la déclaration de droits de l'homme lui a promis: le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple et la décision de l'assiette, de l'étendue et des affectations de l'impôt.

Voyez-vous des similitudes avec d'autres mouvements sociaux à travers l'histoire?

Je relis ces temps-ci les pages des histoires de la Révolution française qui concernent ses prémices. C'est très intéressant. On y voit bien que ce sont de petites choses qui mettent en branle de grosses choses: le peuple ne fait pas la Révolution pour appliquer la république de Rousseau plutôt que celle de Montesquieu, mais pour du pain, du lait et du savon… L'enclenchement de la violence se fait avec le refus du Roi de répondre politiquement aux revendications et par la récupération de la parole populaire par les Jacobins, puis Robespierre. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, mais la rigidité autiste du très jeune président de la république laisse craindre le pire.

L'indignation et la colère sont-elles des moteurs politiques suffisants?

Quoi d'autre sinon? L'Histoire a pour moteur essentiel les passions et non la raison. C'est ensuite, quand les historiens ou les philosophes l'écrivent, que l'Histoire donne l'impression d'obéir à des lois. En fait, elle obéit à des passions: colère et ressentiment, haine et envie, jalousie et convoitise. "L'homme est un animal frappeur" écrivait Schopenhauer. Il a raison, il ne faut jamais l'oublier…

En France, le Grand Débat National vient de se mettre en place. Le pouvoir politique a-t-il la volonté et la capacité d'entendre le peuple?

Il ne veut pas l'écouter. Macron l'a dit: il prétend organiser "un Grand Débat" mais précise en amont que la ligne politique ne changera pas… À quoi bon dialoguer alors? Il répond aux revendications légitimes par une débauche de répression et de violences qui stupéfie et sidère bien au-delà des sympathisants des Gilets jaunes.

Macron est le VRP de la politique libérale de l'État maastrichien: il a été placé là par un système médiatico-politique afin d'imposer son ordre, il effectue le job.

Les médias doivent-ils faire leur auto-critique? Comment la réaliser?

N'attendez jamais d'un journaliste qu'il vous dise qu'il s'est trompé : il serait professionnellement mort…

 

.Jamais les coupables n'effectuent d'autocritique de leur plein gré: de l'Inquisition chrétienne médiévale aux retropédalages médiatiques de ceux qui avouent un prétendu "langage inapproprié" après une attaque médiatique du politiquement correct, en passant par les procès staliniens ou maoïstes, ceux qui avouent s'être trompés ne le font jamais que sous la contrainte. N'attendez jamais d'un journaliste qu'il vous dise qu'il s'est trompé: il serait professionnellement mort…

Croyez-vous à une internationalisation croissante du mouvement des Gilets jaunes?

Elle existe, il faut se reporter à l'article wikipédia qui établit la liste des pays de la planète dans lesquels des Gilets Jaunes se sont manifestés. C'est très impressionnant.

Est-ce la fin de la démocratie représentative? Comment mettre en place une démocratie plus directe?

L'avenir le dira mais les tenants du système pseudo-représentatif ont des ressources: l'argent, le pouvoir, les médias, donc les moyens d'acheter, de réprimer, d'endoctriner. En face, les Gilets Jaunes n'ont rien d'autre qu'une parole éclatée, des figures hétérogènes, des débats d'egos entre "représentants" autoproclamés, fractionnement entre une ligne prête à collaborer avec le pouvoir et une autre prête à lui résister, une ligne pacifique et une autre qui est violente. Le système ne se laissera pas confisquer le pouvoir qu'il a réussi à voler au peuple.

Le référundum est souvent brandi comme une solution. En Grande Bretagne, c'est un référendum qui a mené au Brexit. Quelle est votre interprétation de ce choix?

C'est la volonté du peuple et ce qui m'étonne est moins que le peuple ait fait savoir qu'il voulait se désengager de cet État maastrichien — c'est son droit le plus strict puisque, comme tous les peuples en démocratie, il est souverain — que les contorsions faites par les eurocrates qui, nonobstant une fois de plus l'expression populaire, font tout pour que ce Brexit n'ait pas lieu: de la création du concept de "Brexit light", qui dit tout, au refus pur et simple d'organiser cette sortie voulue par le peuple sous prétexte que, pour se séparer de l'Europe, il faudrait qu'on obtienne son autorisation de l'Europe, en passant par le matraquage médiatique des scénarios catastrophes en cas de sortie. On ne peut mieux signifier qu'il s'agit d'un mariage forcé.

Dans ce contexte, l'Europe apparaît de plus en plus fragilisée et incapable de se renouveler. Un autre projet européen est-il possible?

Je persiste à croire que personne n'est anti-européen en Europe mais que c'est une performance de propagande que d'avoir réussi à établir l'équation: "pour l'Europe libérale = pour l'Europe", "contre l'Europe libérale, parce qu'elle est libérale, et non pas parce qu'elle est Europe = contre toute Europe, donc pour le nationalisme, donc pour la guerre!". L'idéal européen, c'est une Europe des Nations avec une monnaie commune, et non unique, avec une conservation de la souveraineté par les États. Un contrat de mariage, autrement dit: le contraire du mariage forcé…

Le populisme gagne du terrain un peu partout dans le monde. Un passage obligé et inévitable pour les démocraties contemporaines?

Je ne souscris pas à ce mot "populisme" parce qu'il procède des éléments de langage de l'État maastrichien qui s'en sert pour enfermer le débat politique dans un manichéisme qui opposerait "populisme" à "progressisme" comme le camp du mal au camp du bien. Que ceux qui se proclament eux-mêmes "progressistes" estiment qu'on peut louer le ventre des femmes afin de mieux pouvoir acheter des enfants en dit long sur la nature des progrès invoqués! Pour ma part, j'oppose plutôt les "populistes", qui ont le souci des peuples, aux "populicides", qui veulent s'en débarrasser. Par ailleurs, que le populisme, qui est souci des peuples, revienne au-devant de la scène internationale n'est pas étonnant: il est la réponse des victimes malheureuses de la mondialisation dite "heureuse" par les prétendus progressistes.

De nombreuses "Marches pour le climat" mobilisent actuellement les citoyens. La crise écologique peut-elle être résolue autrement que par une remise en question profonde du système capitaliste?

L'écologie est récupérée par les bobos urbains libéraux en mal de religion civique: "sauver la planète" est leur mantra. Si tel était vraiment leur souhait, pourquoi alors s'acharner sur les individus modestes que l'on culpabilise de polluer avec leurs vieilles voitures, de dégrader la planète avec leurs déchets, de la détruire avec leurs nourritures, tout en épargnant la classe supérieure avec ses voyages en avion, sa consommation excessive de métaux rares et très polluants à laquelle oblige la multiplication de leurs ordinateurs, de leurs portables, de leurs instruments domotiques, de leurs écrans et de leurs maisons multiples? Ou même avec le moteur électrique de leurs voitures hybrides qui pollue plus qu'un diesel si l'on prend en compte le coût écologique des métaux rares qui le composent et qui s'avèrent impossibles à recycler. À quoi il faut ajouter que ces moteurs obligent à pérenniser le nucléaire sans lequel ces écologistes ne pourraient pas recharger leurs batteries, les énergies renouvelables ne le permettant pas…

L'écologie mondaine qui fait la loi politique de nos démocraties maastrichiennes ne concerne que les bobos diplômés qui vivent dans les villes et qui ignorent ce qui distingue un veau, une vache, un taureau, un bœuf, une amouillante, un taurillon…

Si vraiment on voulait une écologie qui ne soit pas de surface ou qui serve de variable d'ajustement électoral pour faire basculer la droite libérale ou la gauche libérale dans le camp des vainqueurs, alors il faudrait effectivement un véritable programme de décroissance anti-libérale.

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A l'Elysée, lundi, Emmanuel Macron reçoit une soixantaine d'universitaires et d'intellectuels. Photo Albert Facelly pour Libération

Grand débat : des intellectuels pris en otage

Par Dominique Méda, professeure d'université Paris-Dauphine 19 mars 2019 à 15:24

Invitée à débattre lundi soir avec Emmanuel Macron, la sociologue Dominique Méda estime que la rencontre s'est transformée en faire valoir présidentiel. Avec un chef de l'Etat qui n'a absolument pas pris la mesure de l'urgence sociale et écologique.

Tribune. Selon la définition communément admise (1), le débat est «une discussion généralement animée entre interlocuteurs exposant souvent des idées opposées sur un sujet donné». Après celui avec les maires, c'était au tour des intellectuels de tomber dans le piège : car de débat il n'y en eut point.

J'avais accepté l'invitation à participer pensant – bien naïvement je l'avoue – que nous pourrions au moins de temps en temps rebondir pour, à notre tour, répondre au président de la République. Mais il n'en a rien été. Comme avec les maires, le non-débat avec les intellectuels, a consisté en une litanie inexorable de «réponses» d'Emmanuel Macron aux questions posées par les intellectuels. Comme nous étions plus de 60, il aurait fallu pour qu'il puisse y avoir sinon un véritable échange, au moins un retour sur ce qui avait été dit par le Président, que chacun puisse vraiment se limiter à deux minutes de parole. L'envie de chacun d'exposer plus longuement sa vision a fait que l'on a assisté à la juxtaposition de questions-réponses au cours desquelles le Président a eu tout loisir d'asséner ses convictions devant des intellectuels pris en otage (au moins pour ceux qui étaient en désaccord profond avec sa politique, peu nombreux).

En le regardant parler pendant huit heures, écoutant certes chacun et répondant en effet aux questions, j'ai compris à quoi nous servions. Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir.

Sur les questions économiques et sociales, là où il y aurait en effet pu avoir débat, c'est-à-dire discussion animée sur des solutions diverses, la porte a été systématiquement refermée. La réponse aux toutes premières questions a clairement indiqué la voie : il n'y aura ni augmentation des dépenses publiques (ici litanie sur la dette léguée aux générations futures) ni augmentation des impôts des plus aisés (là refrain sur le poids de la pression fiscale) ni grand plan d'investissement dans la transition écologique et sociale (Nicolas Sarkozy l'a fait, et cela n'a rien changé…) ni expérimentation du revenu de base. Fermez le ban. Tout au long de la soirée, le travestissement de la vérité qui consiste à ne pas faire les distinctions qui s'imposent a été de mise, notamment sur la question des impôts. A la question de savoir s'il augmenterait les impôts des plus aisés, le Président a répondu ras-le-bol fiscal de toute la population ; sur l'augmentation de la taxe sur l'héritage, il a opposé la peur des paysans de ne pas pouvoir transmettre leur patrimoine à leurs enfants. Sans jamais distinguer entre les différentes catégories de la population, sans jamais répondre à la question précise portant sur les catégories les plus aisées pour lesquelles il serait évidemment possible de mettre en place une tranche d'imposition supplémentaire (en faisant la pédagogie minimale qui s'impose étant donnée l'ignorance générale qui entoure ce dispositif) ou bien de taxer plus fortement l'héritage.

Voilà pour la forme. Mais le fond est pire. Car ce débat avait été organisé, presque en urgence, pour discuter de la grave crise sociale que traverse la France, pour mettre sur la table les diverses manières d'en sortir. L'impression que je retire de cette soirée est que le Président n'a absolument pas pris la mesure de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de l'urgence sociale et écologique. Il n'a pas pris la mesure de la colère sociale et du désir de justice qui traverse le pays, il n'a pas compris qu'à force de ne pas y répondre, le ressentiment s'accumule et que peu à peu, ceux qui jusqu'à maintenant se sont tus, les habitants des quartiers relégués, les allocataires de minima sociaux et les chômeurs menacés de sanctions, risquent de rejoindre la masse des premiers gilets jaunes qui se sont exprimés. Tout se passe également comme s'il ignorait la puissance des symboles : c'est une action symbolique que d'avoir supprimé l'ISF et mis en place le prélèvement forfaitaire unique. C'est une action symbolique qui serait nécessaire pour apaiser la crise.

Mais les symboles ne suffiront pas. Le mouvement des gilets jaunes est parti d'une réalité bien concrète. En France pour un nombre de plus en plus grand de personnes, le travail ne paye pas, les emplois sont en nombre insuffisant, le coût de la transition écologique ne peut être supporté par les plus modestes. Pour répondre en même temps à la question sociale et écologique, il n'y a qu'une solution, un investissement massif financé notamment par une augmentation du déficit. Le Président l'a refusé mais à mesure que le non-débat avançait, il a semblé prendre en compte une chose : la notion de dépenses publiques est trop générale, en effet certaines «dépenses» sont des investissements et non des coûts. Cela a été reconnu pour les dépenses d'éducation et de recherche (les interventions des Prix Nobel en faveur d'une amélioration du sort fait aux chercheurs étaient remarquables). Mais c'est aussi le cas des dépenses en faveur de la transition écologique et de son indispensable volet social. Encore un effort Monsieur le Président !

(1) Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales.

Dominique Méda professeure d'université Paris-Dauphine

 

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19 mars 2019

Un appel de Daniel Mermet

 NON À LA VIOLENCE !

  La France est prise en otage par une minorité de casseurs en bandes organisées, qui n'ont d'autre but que la destruction et le pillage. C'est un appel à la résistance et à la fermeté contre cette violence sauvage qui s'impose à tous aujourd'hui. Depuis trop longtemps, ces milieux radicaux ont reçu le soutien du monde intellectuel et d'un certain nombre de médias. Il faut radicalement dénoncer ces complicités criminelles. Oui, criminelles. C'est un appel à la révolte contre cette violence que nous lançons devant vous aujourd'hui.

 

 Non à la violence subie par plus de 6 millions de chômeurs[1], dont 3 millions touchent moins de 1055 euros bruts d'allocation chômage [2].

 Non à la violence du chômage qui entraîne chaque année la mort de 10.000 personnes selon une étude de l'INSERM [3].

 Non à la violence subie par près de 9 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté (1015 euros nets mensuels pour une personne seule), dont 2,7 millions de mineurs [4].

 Non à la violence des inégalités devant la mort : l'espérance de vie d'un ouvrier est de 71 ans, l'espérance de vie d'un cadre supérieur est de 84 ans, soit 13 ans de différence [5].

 Non à la violence de la destruction consciente de l'environnement, et de la destruction consciente des femmes et des hommes au travail.

 Non à la violence subie par les agriculteurs : tous les trois jours, un agriculteur se suicide en France [6].

 Non à la violence subie par les 35.000 morts de l'amiante entre 1965 et 1995 [7]. Aujourd'hui toujours, chaque année, 1.700 personnes meurent des suites de l'amiante [8].

Non à la violence des inégalités dans l'éducation : 17.000 écoles publiques ont fermé depuis 1980, selon l'INSEE [9].

 Non à la violence en matière de logement : 4 millions de mal-logés en France selon la fondation Abbé Pierre, dont 140.000 sans domicile fixe [10]. On compte 3 millions de logements vacants en France [11].

 Non à la violence subie par les morts retrouvés dans la rue: au moins 500 morts chaque année, selon le collectif Les Morts de la Rue [12].

 Non à la violence subie par 1,8 millions d'allocataires du Revenu de solidarité active, un RSA de 550,93 euros mensuels pour une personne seule [13].

 Non à la violence subie par les 436 000 allocataires de l'allocation de solidarité aux personnes âgées, un minimum vieillesse de 868,20 euros pour une personne seule [14].

 Non à la violence subie par les 2 millions de personnes qui reçoivent l'aide alimentaire, dont 70 % sont des femmes [15].

 Non à la violence de l'évasion fiscale, soit un vol de 80 milliards d'euros chaque année par quelques-uns au détriment de tous, de l'éducation par exemple ou de la santé [16].

 Vous pouvez continuer et compléter cette liste des vraies violences.

 Mais ces chiffres et ces statistiques ne sont que des indications qui ne permettent pas vraiment de mesurer la profondeur de la violence subie par les corps et les âmes d'une partie des gens de ce pays.

 Violence de la fin du mois, violence des inégalités, violence du mépris de classe, violence d'un temps sans promesses. C'est évident, simple et profond. Leur violence en réponse n'est rien en face de la violence subie. Elle est spectaculaire, mais infiniment moins spectaculaire que la violence partout présente. Sauf que celle-ci, on ne la voit plus, elle est comme les particules fines dans l'air que l'on respire et d'ailleurs elle n'existe pas pour ceux qui ne l'ont jamais vécue, pour ceux qui sont du bon côté du doigt, pour ceux qui exercent cette violence et qui sont les complices, les véritables complices de cette violence-là, autrement meurtrière, autrement assassine. Mais pour les « petits moyens », depuis trop longtemps, elle est écrasante, mutilante, aliénante, humiliante. Et subie, depuis trop longtemps subie.

 Ils se battent bien sûr, ils luttent, ils cherchent les moyens de lutter, les moyens de s'en sortir pour eux et leurs enfants. Pour tous.

 Et un jour, quelqu'un a enfilé un gilet jaune.

 Daniel Mermet

 

UNE POLITIQUE EXPERIENTIELLE (II) – Les gilets jaunes en tant que « peuple » pensant

Entretien avec le sociologue Michalis Lianos

paru dans lundimatin#178, le 19 février 2019

Depuis le mois de novembre 2018, le sociologue Michalis Lianos est allé à la rencontre de centaines de gilets jaunes afin de recueillir leurs paroles et de tenter d'analyser ce mouvement aussi surprenant que protéiforme. Fin décembre, nous avions publié les premiers résultats de ses recherches sous la forme d'une interview : Une politique expérientielle – Les gilets jaunes en tant que « peuple ». Cette semaine, nous publions ce second entretien. Une mise à jour autant qu'un approfondissement, un travail d'analyse aussi fin que tranchant.

Il y a huit semaines, vous avez restitué vos premières observations sur les gilets jaunes à partir de votre enquête sociologique. Votre recherche continue. Où en êtes-vous aujourd'hui ?

J'ai voulu dès le départ éviter une recherche « d'actualité ». Mon objectif scientifique – si l'on peut se permettre cette prétention – est de suivre la dynamique socio-politique de l'expression et de la répression organisée autour du mouvement des Gilets Jaunes. Je ne cherche pas à comprendre seulement une lutte ponctuelle mais comment une lutte naît et meurt dans le cadre des sociétés postindustrielles contemporaines. Tous mes travaux confluent sur un thème qui reste constant : les contraintes de la socialité humaine. Qu'il s'agisse du conflit ou du don, de la confiance ou du soupçon, de la liberté ou du contrôle, de l'amour ou de la violence, la forme que prend le lien social détermine ce qui est possible pour une collectivité.

En l'occurrence, le mouvement des Gilets Jaunes se transforme à partir de deux fondements spécifiques : une conscience profonde de la situation et la solidarité en tant que réponse à cette situation.

"Conscience profonde" ?

Oui. Il ne s'agit pas seulement de réflexivité, c'est-à-dire de la capacité de réfléchir sur la condition dont on fait partie et de notre rôle dans cette condition. Ce que je constate est l'émergence d'une représentation très dense qui commence à s'organiser en tant que philosophie sociale et politique.

Le point de départ est une immense frustration concernant la réponse de pouvoirs établis et des institutions qui les expriment. Vous vous souvenez peut-être que les premières manifestations étaient des événements de famille, des bandes d'amis, des voisins, des collègues. On est venu avec ses enfants en poussette en pensant que l'on ferait comprendre aux "élites" le besoin d'agir de façon urgente. Il s'agissait de montrer que l'on faisait partie de l'âme de ce pays, du "peuple" qui allait communiquer avec ses dirigeants. Certes, il y avait la colère d'en être arrivé à la situation qui obligeait à cette manifestation mais il y avait aussi l'enthousiasme de se voir protagoniste sur la scène civique et la certitude que l'on allait se faire comprendre.

Or, que découvre-t-on de samedi à samedi ? Que "le pays" n'est pas comme on le pensait. Ce n'est pas seulement le pays des tensions des ronds-points et des supermarchés bloqués. A un autre niveau, c'est le pays de quelqu'un d'autre - on ne sait qui précisément - quelqu'un qui n'hésite pas à aligner devant vous des murs anti-émeutes, des blindés, des armes, des lacrymogènes. A vous qui avez dépensé une partie non négligeable de votre revenu mensuel pour venir sur les Champs Elysées et communier avec la nation des citoyen.ne.s, telle que vous la ressentiez à travers ce que l'on vous a appris à l'école et que l'on vous la présente dans les discours solennels. Et là, sur les Champs Elysées, le chemin le plus symbolique du pays, on vous traite comme un ennemi de cette chose précise que vous êtes venu réclamer et qui nourrit votre enthousiasme, votre frustration et votre espoir : la République.

La déception est immense. Vous comprenez assez rapidement qu'il ne s'agit pas d'une mécompréhension. Je l'ai entendu plusieurs fois - aussi bien par des gens de gauche que de droite - à partir de la mi-décembre : "Je ne mettrai plus les pieds à Paris pour me faire gazer comme un criminel. C'est une honte !", "Je viens ici pour le bien de mon pays, pour les jeunes ; et tout ce que je trouve, c'est la matraque".

Cela explique le changement dans la composition des manifestants avec le temps. Pas d'enfants, bien moins de femmes, retrait des non urbains dans leur espace d'origine. L'effet de percolation de ces expériences à travers les réseaux en ligne et les contacts directs sur les ronds-points fut rapide et profond. Une autre perception de la société française commence donc à émerger progressivement chez les Gilets Jaunes.

Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle perception ? Comment change-t-elle leur propre positionnement dans le paysage politique ?

En premier, la confiance qu'ils et elles avaient dans leur lien avec la communauté civique nationale est brisée. Mais leur analyse n'est pas que tout le monde est contre eux. Ils voient que la majorité de la population - donc d'autres classes que la leur - les soutiennent. Par conséquent, ils ressentent que ce lien est brisé parce qu'il est 'trahi' par les "élites". Ce terme désignera à partir de cette étape tous ceux qui ont le pouvoir d'agir comme intermédiaires entre les différentes parties de la société française parce qu'ils sont des acteurs puissants ou institutionnels, souvent les deux. La perception est alors que le jeu est faussé depuis la distribution des cartes elle-même. Hormis quelques inévitables éléments de conspiration ça et là, cela conduit à la réalisation que l'impasse dans lequel ils se trouvent n'est pas due à une coïncidence conjoncturelle mais à une tendance 'lourde'. Ils expriment cela en affirmant qu' "ils veulent faire de nous des rien-du-tout, ils ne veulent plus qu'il existe de classe moyenne ; pour qu'on soit pauvre et qu'on obéisse à tout". Quand on leur demande qui sont "ils", la réponse est complexe : "la finance qui tient le gouvernement dans chaque pays ; si on remplace Macron par un autre, ça ne changera rien. Le nouveau sera obligé de faire comme l'ancien".

N'oublions pas que pour une grande partie d'entre eux, qu'ils aient voté pour Emmanuel Macron ou non, LREM représentait un espoir de changement par le seul fait de se réclamer d'une politique non 'professionnelle'. Or, ils commencent à penser que si cela ne peut faire aucune différence, le pouvoir est ailleurs. Cette dimension obscure ils l'appellent "système", "mondialisation", "finance", "Europe", "l'argent"... selon leurs affinités et cultures politiques. Mais ils parlent clairement - et de façon très précise et habile - de l'architecture du système sociopolitique qui limite de fait les changements substantiels. Ils en concluent donc que cette dimension qui canalise et cadre les évolutions possibles dépasse en force la volonté du "peuple", car elle aboutit toujours à des compromis qui la perpétuent.

C'est à ce point que le lien se fait avec un pouvoir spécifique auquel ils n'attachaient pas une grande importance avant : qui pose les questions ? Et ensuite : qui les rend pertinentes, voire importantes ? Vous voyez ici la mise en question fondamentale du processus politique dans son ensemble et, dans un deuxième temps, la mise en question du rôle de la sphère médiatique dans ce processus. Dans leurs discussions, ils découvrent alors que toute sorte de question peut être posée et doit être examinée. Je vous donne mon exemple le plus extrême ayant eu lieu au sein d'un groupe des gilets jaunes inconnus entre eux aux abords de l'Etoile : un homme paraissant absolument sain d'esprit, très éloquent et avenant, explique qu'il est naturel qu'une espèce change son environnement et que c'est seulement dans ce cadre que nous devons considérer l'écologie politique. De toute façon, dit-il, nous avons déjà engagé notre avenir sur des milliers d'années. Si la terre ne peut plus nous accueillir dans le futur, il faudra se préparer à habiter d'autres planètes. L'embarras est total dans le groupe. Un illuminé ? Un provocateur ? Quelqu'un lui pose alors spontanément la question : "Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? - Je travaille dans le traitement des déchets nucléaires". Vu son discours, l'homme est en plus de formation supérieure, probablement ingénieur. L'assistance se fait donc à l'idée qu'ici existe une question absolument "hallucinante" mais qui pourrait finalement sous certains aspects constituer une question politique légitime.

L'interaction au sein du mouvement cultive le sentiment que le cadre d'interrogation du politique n'est ni si certain ni si justifié qu'on le croyait. Cela ne signifie pas que les gilets jaunes ne sont pas en majorité des pragmatistes convaincu.e.s focalisé.e.s sur la vie ordinaire. Il signifie au contraire qu'ils sont obligés par le processus qu'ils ont lancé eux-mêmes de se rendre à l'évidence que ce pragmatisme n'aboutira à rien s'il est déjà encadré par les questions posées par les pouvoirs en place, par les interrogations intelligentes de "ceux qui savent comment faire". On réalise en somme que quand on sait faire quelque chose, il est impossible de revenir à la position où on ne sait pas le faire afin de l'interroger totalement.

C'est dans ce processus d'approfondissement que se cultive le goût pour la démocratie directe - sous la forme du RIC et de la réforme constitutionnelle - et la méfiance face au "grand débat" organisé par le gouvernement. Ce que les couches sociales supérieures ne comprennent pas à propos de cette méfiance est sa complexité. Il ne s'agit pas d'un rejet des positions précises du gouvernement et des acteurs politiques établis, plus généralement. Il s'agit du rejet d'un processus que l'on connaît convaincant, car il l'est objectivement une fois les jalons de l'interrogation posés. Les gilets jaunes ne doutent pas une seconde de l'intelligence des dirigeants, ils doutent que cette intelligence soit exploitée autant qu'il le faut au bénéfice du "peuple". Leur revendication ne relève donc plus du raisonnement technique de résolution des problèmes, elle relève du principe politique de l'identification des problèmes.

Comme toute interrogation politique profonde, celle-ci met l'interrogeant face à un horizon pratique à 360 degrés. Que faire avec ce que l'on a compris ? N'en déplaise aux amateurs de la violence, aussi bien fascistes qu'insurrectionnels, les gilets jaunes ne sont majoritairement pas là pour pratiquer la subversion et encore moins la guerre sociale. Ils sont partisans d'un ordre permanent, prévisible et relativement juste. Mais ils ont compris qu'il n'y a pas grand-chose à attendre de l'ordre établi non plus. Nous arrivons donc au deuxième fondement de leur action : la solidarité. Puisqu'il heurte les analyses que nous avons l'habitude de faire, nous ne relevons pas assez la rareté d'un phénomène politique majeur dont nous sommes témoins. Les gilets jaunes arrivent à être solidaires dans le désaccord. Ce n'est pas sans intuition émotionnelle que certains voient le mouvement comme "leur famille". A travers une architecture neuronale dont le modèle est bien sûr l'Internet, ils sentent que la fin de leur diversité sonnera le glas de leur légitimité, car ils se transformeront en un 'courant' politique comme les autres, avec ses propres mécanismes et ses propres vérités ; convaincantes mais fermées, donc sujettes aux mêmes pressions qu'ils considèrent malsaines. Entrer dans les couloirs et dans les débats du pouvoir ne peut se faire sans limiter son horizon. Or, maintenant ils sont conscients que leur apport à la France et à l'Europe est précisément cette possibilité alternative d'ouverture.

S'il est donc extrêmement difficile de trouver une issue qui évite un "retour à la normale", il n'est pas impossible de gagner du temps en s'appuyant les uns sur les autres pour maintenir l'ouverture. L' "Assemblée des assemblées" à Commercy exprime précisément cette affirmation de solidarité. Par sa transmission transparente - gérée sans médias externes - et par sa réserve face aux possibilités de la représentativité politique, elle maintient l'équilibre entre une large plateforme de revendications politiques et une pratique qui respecte les principes que le mouvement prône désormais. On se doit de demander combien d'espaces politiques - militants ou intellectuels - peuvent s'enorgueillir d'un tel équilibre.

Si tout cela prouve une maturité, on dirait que cela ne résout pas la question de l'action. Les institutions les pressent vers une normalisation partisane d'un côté tout en limitant leur capacité de manifester de l'autre. Combien de temps peuvent-ils tenir leur position fine avant que leurs sources d'énergie se tarissent ?

Cela dépendra de plusieurs facteurs parmi lesquels les aléas joueront un rôle déterminant. Par exemple, il est indéniable que les blessures graves causées par les armes de la police ravivent leur persévérance. Ils se le disent constamment pour s'encourager : "on ne lâche rien". Evidemment, le gouvernement fait très attention pour éviter des morts, ce qui renflammerait le mouvement.

Il faudrait lire aussi dans la stratégie du gouvernement un mouvement d'encerclement de l' 'opinion publique'. Cela ne s'adresse pas au cœur du mouvement des gilets jaunes mais surtout à la périphérie et aux couches qui les soutiennent passivement. Le fameux "grand débat" est encore une démonstration d'intelligence à l'égard de ceux qui ne sont pas en train de questionner le cadre politique. Cette opération, si elle est suivie par un RIC de valeur symbolique, est susceptible de faire perdre aux gilets jaunes le statut des contestataires légitimes et de les requalifier en tant que 'râleurs' déraisonnés. Dans le même sens, l'engouement récent de l'état pour 'les banlieues' vise à éviter que leurs populations se rapprochent des gilets jaunes sur le plan militant ou émotionnel afin d'éviter que les couches inférieures traversent la plus grande barrière qui les sépare aujourd'hui, la barrière ethno raciale. Car si cette barrière est franchie et 'les banlieues' entrent dans une posture affirmée de revendication de citoyenneté, l'architecture politique et électorale dans les sociétés multiraciales s'effondrera immédiatement en Europe de l'Ouest. Là se trouve un des plus grands enjeux concernant l'impact possible des gilets jaunes. Il s'agit d'un enjeu profondément enfoui dont les partis politiques ont une conscience aiguë, car pour eux il s'agit d'une question de survie.

Un autre aspect est le rapport aux syndicats. La grève du 5 février a montré que si les convergences sont possibles et souhaitables, les ambitions politiques ne sont pas les mêmes. Les syndicats ne lient pas leur action à la condition sociopolitique générale et c'est pour cette raison qu'ils sont largement abandonnés. C'est étrange à énoncer de cette façon mais une vision du monde - implicite ou explicite mais avant tout réflexive - semble aujourd'hui nécessaire pour rendre un syndicat crédible. Les luttes contre les mesures spécifiques et le corporatisme co-gestionnaire ne produisent aucune loyauté, car justement la mise en question du cadre d'interrogation de la réalité manque. En apportant cela, les gilets jaunes menacent le modus operandi syndical fondé sur des lignes d'action spécifiques et datées. Les syndicats ne peuvent plus dire en somme qu'ils ne sont pas là pour questionner la légitimité d'un gouvernement, proposer une politique économique alternative, etc. Les gilets jaunes sont là pour tout, du prix du carburant à la démocratie directe. La dissonance est évidente. Comme pour la question ethno-raciale, on pourrait imaginer que les gilets jaunes puissent bouleverser le modèle syndical aussi.

Pensez-vous que de telles évolutions sont possibles ? Par exemple une convergence entre les gilets jaunes, la banlieue et les syndicats ?

Possible, théoriquement oui. Probable, non. Pour une série des raisons. En premier, seuls les gilets jaunes combinent la conscience politique collective avec l'absence d'une structure pyramidale. Cela signifie que tout acteur qui s'intéresse à eux doit en quelque sorte démonter sa hiérarchie interne, ce qui ne serait pas au goût de n'importe quel syndicat ou parti politique. Inversement, il faudrait faire confiance à une vision collective incluant ceux que vous avez appris à voir comme "Autres", par exemple les premières ou deuxièmes générations des français par les français plus anciens.

Des structures de pouvoir et des identités collectives qui s'auto-déchoient pour laisser leur place à une vision politique partagée, ce n'est pas fréquent dans l'histoire humaine. Il est clair en même temps qu'un sentiment d'inadéquation systémique couvre l'Europe et cela devrait retenir notre plus grande attention. Si le souci d'un pouvoir est de se perpétuer en se légitimant, les conséquences de ses actions dépassent bien cette intention. En l'occurrence, l'Europe entière observe ce qui se passe avec les gilets jaunes en France. Un assèchement du mouvement sera bien sûr interprété par les partis politiques et les médias comme une victoire du gouvernement. Mais il ne sera pas interprété ainsi par les populations sous pression qui voient que la volonté de changement se heurte à un filtrage si puissant qui convertit tout le monde à l'absence d'alternative. Même quand vous accédez avec un mandat alternatif au pouvoir, vous n'avez qu'à vous adapter à une interdépendance qui vous dépasse. Le cas de Syriza en Grèce illustre parfaitement cette condition. Par conséquent, si les voies électorales et de protestation traditionnelle sont impossibles, que reste-t-il ?

Les gilets jaunes n'aiment pas parler actuellement de l'éventualité de "lâcher" mais que feront-ils si l'état parvient à user leur énergie ? Vers quelle direction iront-ils et elles ? Quelles sont les forces établies les plus 'anti-systémiques' déjà dans le jeu électoral et parlementaire ? Vous comprenez que nous pourrions avoir ici une belle prophétie qui s'auto-vérifie par un discours de respect du citoyen et de la nation, et par la promesse du lavage de l'affront que vous avez subi en vous sentant ignoré.e pendant des semaines et des semaines de protestation pacifique et solidaire. Je n'exclus donc pas la probabilité de ce scénario par lequel vous pouvez devenir réellement ce dont on vous accuse, ne serait-ce que pour faire tomber ceux qui vous ont humilié.e.s. Cela, non seulement s'est vu réaliser dans l'histoire européenne récente mais les signes d'une frustration à travers l'Europe sont forts. Chercher une victoire nette contre les gilets jaunes n'est pas du tout une chose positive, ni pour la société française ni pour l'Europe.

Vous insistez beaucoup sur le gouvernement et les médias que vous semblez comprendre comme un espace plutôt homogène dans l'univers des gilets jaunes. Dans quelle mesure cela est vrai et pour quelle raison cette homogénéisation existe ?

Dans l'univers symbolique des Gilets Jaunes existent bien sûr des distinctions et des nuances considérables. Cela n'empêche pas la convergence vers une vision assez unifiée des grandes influences qui s'exercent sur la société. Je parle de politique expérientielle. Considérons la situation suivante : vous êtes seul.e à ne pas vous en sortir en dépit de vos efforts. Vous avez honte de ne pas pouvoir faire ce que vous pensez être le minimum pour vos enfants et parfois aussi pour vos parents retraités. Vous vivez cela comme un échec personnel, une inadéquation individuelle. Votre image de ce qui veut dire 'être normal.e" se construit à partir de ce qui 'passe à la télé', les représentations de fiction, les débats, les discours des hommes et des femmes d'influence paraissant aux infos. Puis, pour une raison qui est liée au prix du carburant, vous commencez à parler à d'autres qui sont touché.e.s par un sujet si important pour vous, si banal pour les gens 'normaux' que vous ne supposez pas en difficulté. Vous échangez sur Internet, vous les rencontrez, et vous découvrez alors que cela fait longtemps - très longtemps - que vous n'êtes pas seul.e. dans votre situation. Tout le pays est traversé par vos difficultés, vos incertitudes, vos angoisses. Alors, vous vous posez ensemble la question : comment cela se fait que vous ignoriez cette situation, que vos innombrables heures d'exposition au contenu de la sphère politique et médiatique ne vous ont pas révélé cette situation qui s'avère très répandue sur le plan de l'expérience ? "On a commencé à parler entre nous, à ne plus avoir honte" déclarent mes répondants. Parfois, on a l'impression d'être devant un MeToo social par lequel les Gilets Jaunes ont lié les pièces expérientielles individuelles en image sociopolitique générale.

Il en résulte naturellement que la contemplation collective de cette image provoque un violent rejet du récit politico-médiatique auquel ils adhéraient auparavant. Ici, il faut comprendre un autre point fin. Les couches qui se considèrent intellectuelles et adéquates se sentiraient aussi coupables de ne pas avoir pu comprendre la vérité, de ne pas avoir cherché d'autres sources d'information plus critiques etc. Mais pour les gilets jaunes ce qui prévaut est la confiance. On doit le répéter, ils ne sont pas demandeurs - du moins jusqu'à présent - d'un effondrement de l'ordre social mais ils veulent être respecté.e.s par les dirigeants. Alors, quand ces derniers ne vous révèlent pas ce que vous considérez comme le problème le plus grave du pays et de surcroît vous vous situez au cœur de ce problème, c'est que l'on cherche à abuser de vous. Il ne peut y avoir d'autres explications plus indulgentes.

La dernière étape de la rupture est la confirmation de ces conclusions dans la représentation du mouvement par les pouvoirs politiques et par plusieurs médias. Les Gilets Jaunes ont été pour la première fois conscients des luttes autour de la communication politique qui se livrent tous les jours. Ils ont été choqués par leur propre représentation dans les médias et par le fait qu'aussi bien le gouvernement que les médias qu'ils avaient l'habitude de regarder ou écouter refusaient de donner d'eux une image du "peuple" qui proteste légitimement et pacifiquement au bénéfice de tous. Cette réalisation douloureuse amplifie leur méfiance et leur hostilité en joignant les dimensions politiques et médiatiques dans un seul ensemble symbolique peu fiable, pour le dire de façon élégante.

Justement, on dirait que certaines dimensions de ce phénomène ont changé, notamment les représentations de la violence auprès de tous les acteurs impliqués avec le passage du temps. En dépit de l'abondance des discussions autour des Gilets Jaunes, nous n'avons pas une idée claire de leur posture concernant la violence en général et l'émeute en particulier. Avez-vous pu comprendre des éléments de leur posture ?

Encore une fois, on devra partir de deux points saillants. Leur refus initial de la violence, et la déception de s'être trouvé.e face à celle-ci. Dans le mouvement, il existe évidemment des groupes et des individus avec des postures différentes mais ils ont partagé très vite un constat : "On s'occupe de nous seulement quand il y a violence. Je le regrette mais je dois reconnaître que les black bloc nous servent au moins pour être entendus". Ce rapport de bénéficiaire involontaire de la violence portée par les autres les a constamment interrogé.e.s au plus haut point, car il a déterminé très vite leur rapport avec la maturation politique du mouvement. A savoir, comment avoir un impact quand on cherche à vous contourner ? Si les barrages des ronds-points ont montré leur efficacité locale, le rapport avec la police, le gouvernement et les médias a déterminé leur impact national. A partir de décembre, l'enjeu était crucial et ils ont compris que les graffiti sur l'Arc de Triomphe - souvent décriés par eux-mêmes - faisaient plus la une que leurs revendications. Cela a donné rapidement voie à deux réactions ; la première, établissant une 'vérité objective' selon laquelle la violence n'était pas la dimension importante, communiquée à l'intérieur du mouvement sur les réseaux en ligne. La seconde, une tolérance de ceux qui étaient violents dans les manifestations. Ces deux réactions ont ensuite conflué pour construire et stabiliser leur compréhension du rôle que le gouvernement accordait à la police, à savoir de réprimer les manifestations de façon illégitime et de provoquer de la violence afin de décrédibiliser le mouvement. Naturellement, ils se sont donc tournés vers ce que la police faisait, les "nassages" systématiques et l'usage des armes à létalité réduite. La structure réticulaire de leurs communications a fait ensuite le nécessaire pour révéler l'ensemble documenté des blessés graves et injustifiés parmi les Gilets Jaunes. Et là, ils ont élevé ces expériences en conscience collective de victimes innocentes. Encore une fois donc, leur compréhension de la violence a changé, car ils ont pensé que subir cette violence sans céder à la peur, était un acte de résistance politique en soi. Il ne fallait donc pas riposter pour affirmer leur position. Être là suffisait.

Comme vous le comprenez, les gilets jaunes ne sont pas des émeutiers dans l'âme, ils ne veulent pas provoquer de situations d'émeute, car ils ont la conviction confiante qu'eux-mêmes sont l'âme de ce pays. Le fait que l'on ne les écoute pas ne représente pas pour eux la conséquence d'une lutte ; cela démontre directement une usurpation. Ils voient la révolution comme un fleuve qui grossit tranquillement et inonde bien au-delà de ses berges impuissantes. Cela ne signifie pas que l'insurrection violente - qui est avant tout une situation produite sur le terrain - est impossible. Il signifie que ce n'est pas un objectif, voire que l'objectif serait de parvenir aux changements souhaités en évitant toute violence.

Dans certains cas, on pourrait parler de centristes radicaux si l'on aime les paradoxes. Par exemple, comment classer une fonctionnaire d'environ quarante-cinq ans qui a participé à la "Manif pour tous" et ayant éprouvé la violence policière dans ce cadre, rejoint le Gilets Jaunes en considérant que la violence contre eux est "injustifiée et impardonnable" ? Elle se déclare "pas du tout radicale" tout en restant sur la place de la République tandis que la police cherche à l'évacuer par des charges et des émissions de lacrymogènes. Elle fait connaissance dans ces circonstances avec deux autres femmes qui sont venus d'ailleurs pour manifester à Paris et lui parlent des conséquences déchirantes du chômage pour des jeunes gens dans leurs familles. Elle écoute, elle comprend, elle compatit. Quand on lui pose des questions à propos de la violence ensuite, elle dit qu' "elle ne sait plus" tout en étant consciente qu'il s'agirait aussi d'atteindre des objectifs politiques avec lesquels elle est partiellement en désaccord. La question se pose donc de plus en termes de clôture des voies de communication vers les élites et l'inadéquation du processus électoral actuel en tant que participation politique. Il est à noter ici que l'avènement de LREM en tant que nouvel acteur a favorisé cette représentation de clôture, car des appareils partisans n'étaient pas en place à tous les niveaux afin de "verrouiller" les réactions et de récupérer ou canaliser les revendications lors de leur émergence. Ainsi, des liens directs entre des individus ont pu se nouer et la représentation a pu émerger qu'en face il y avait directement le gouvernement et le Président.

En somme, la posture des Gilets Jaunes envers la violence continue à évoluer en restant toujours prudente sous une perspective de 'délégation passive' aux éléments les plus radicaux ou de tolérance de ces derniers. C'est significatif que les idées, les motivations et les objectifs de ces groupes radicaux ne sont pas discutés parmi les Gilets Jaunes sur le terrain. Au plus, vous entendrez certains dire que la raison pour lesquelles la police n'arrête pas les black bloc et les laisse déambuler facilement parmi les manifestants, est parce que "ça sert à Castaner". Il existe un consensus général sur le fait que le gouvernement recherche des épisodes violents afin de délégitimer le mouvement. Ce consensus ne se fonde pas sur une vision complotiste générale mais sur des observations très précises lors des manifestations.

Finalement, les blessures graves causées par les armes de la police ont consolidé la représentation collective de la violence au point où cela a influencé les médias qui se sont penchés un peu plus sur le sujet et ont commencé à les représenter comme victimes. Les éborgnements et les mutilations ont finalement surgi à travers l'extraordinaire persévérance du mouvement. Les Gilets Jaunes ont progressivement compris aussi que l'on n'a pas besoin d'un complot pour expliquer le fonctionnement du pouvoir. Ils commencent à le comprendre comme un exercice d'influence et de filtrage. Comme ils le disent, "ce ne sont pas les journalistes sur le terrain, ce sont les patrons plus haut qui laissent ou laissent pas passer". Encore une fois, leur expérience les conduit vers une conscience profonde, une critique calme et systémique qui renforce leur conviction qu'il n'est pas suffisant de changer les dirigeants, il faut un nouveau rapport du peuple au pouvoir. C'est ce qu'ils entendent par la VIe République.

Quelles sont les évolutions que vous voyez pour le mouvement des Gilets Jaunes ?

Bien sûr, non seulement l'histoire ne se prédit pas mais le plus souvent elle ne s'annonce pas non plus. Une issue heureuse serait évidemment que nous ayons de changements considérables du système électoral et exécutif vers une participation qui permet la priorisation et la décision par des grands nombres.

Mon appréciation à cet instant est que cette issue est improbable, car elle se heurte non seulement à la volonté du gouvernement mais aussi à celle de tous les acteurs politiques établis. Vous aurez par exemple remarqué que le Président consulte tous les autres partis politiques - chose inouïe - afin de fonder l'impression d'un dialogue large faisant paraître les Gilets Jaunes comme des mécontents obtus qui ne savent pas que ce qu'ils proposent est déjà là : la démocratie, le débat avec la société, l'écoute, la solidarité etc. En somme, hormis le "pouvoir d'achat", ces gens n'ont aucune revendication raisonnable. C'est une façon structurée pour faire revenir les Gilets Jaunes à leur condition habituelle, à savoir se taire individuellement et voter pour quiconque semble plus susceptible de leur offrir une marge de consommation un peu plus élevée. Ils n'ont pas à se mêler des "grandes questions". Cette fonction est trop importante pour leur laisser une place. En somme, il s'agit de la question politique primaire de qui se trouve sous la tutelle de qui, car les Gilets Jaunes affirment de plus en plus depuis un moment que ce sont les "élites" qui doivent être sous la tutelle du "peuple" et non pas l'inverse.

L'enjeu porté donc par les Gilets Jaunes avec force est pleinement la réorganisation politique des sociétés postindustrielles. Le fait qu'ils ne l'expriment pas de cette façon ne le rend pas moins important. On pourrait en vérité dire le contraire : puisque cet enjeu émerge en tant qu'expérience et non pas en tant que discours, il existe vraiment comme réalité plutôt que comme projection intellectuelle.

L'objectif inavoué de la classe politique établie est naturellement de contenir cette interrogation avant qu'elle ne paraisse légitime auprès de société élargie. C'est pour cette raison par exemple qu'à partir d'avant-hier (samedi 9 février) un nouvel assaut discursif est lancé sous le terme d'"antiparlementarisme". Du moment où l'accusation d'extrême droite et d'extrême gauche n'a pas pu éroder le soutien pour le mouvement, voici un nouveau concept pour enfermer tous les Gilets Jaunes dans une catégorie 'sale'.

La lutte symbolique est forte. Il y en a aussi parmi les médias et le monde politique certains qui ironisent sur leurs slogans mal orthographiés sans comprendre l'importance capitale de cet acte : oser publier sa vision même si on est conscient que l'on fait des erreurs. Se réclamer du droit d'exister en tant qu'être médiocre, simple, normal en dehors de toute "excellence".

Tout cela augmente la probabilité que le mouvement soit contenu par une alliance spontanée et implicite de toutes les forces qui craignent un changement sociopolitique important. Si les choses avancent ainsi, le résultat paraîtra parfaitement recevable pour les vainqueurs mais ce sera probablement une catastrophe pour la France et pour l'Europe. La seule voie qui restera alors ouverte sera la voie électorale où ceux qui surenchérissent en crainte ou en identité récolteront les bénéfices de l'impasse. Ce sera un résultat malheureux pour tous, sauf pour les partis politiques qui échapperont à la révélation de leur inutilité croissante devant l'affirmation d'une citoyenneté prétendant à l'accès direct au pouvoir.

Michalis Lianos est professeur à l'université de Rouen et directeur de la revue « European Societies » de l'Association Européenne de Sociologie. Il est notamment l'auteur de l'excellent Le nouveau contrôle social - Toile institutionnelle, normativité et lien social